LES CONVERSATIONS DES PÉGASES

TRANSCRIPTION

Épisode 2 — Conversation avec Éric-Maria Couturier et Olivier Derivière

Jean Zeid : En Mars dernier, la première cérémonie des Pégases voyait triompher le jeu A Plague Tale : Innocence, du studio bordelais Asobo.
Six Pégases au total, dont celui du meilleur univers sonore. 
Présents sur scène, notamment, le compositeur de musique de jeux Olivier Derivière, à qui l’on doit les BO de Remember Me ou Streets of Rage 4, et à ses côtés, le violoncelliste de l’ensemble intercontemporain Eric-Maria Couturier.
Leur complicité a produit deux bandes originales remarquées, celles des jeux Vampyr et A Plague Tale : Innocence.
Alors l’idée nous est venue de les réunir, à nouveau, ici.

Bonjour, et bienvenue aux Conversations des Pégases, le podcast de l’Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo.
Je m’appelle Jean Zeid, et c’est moi qui vais vous accompagner tout au long de cet épisode où musique et gameplay prendront une large place, dans un entretien croisé et inédit entre le compositeur Olivier Derivière et le violoncelliste Eric-Maria Couturier.

Intro : Ce premier podcast des Conversations des Pégases a été conçu par l’Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo afin de faire entendre les créatrices et les créateurs sur leurs préoccupations lors d’entretiens au long cours.
L’Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo rassemble les professionnels du secteur en France. Elle se donne pour objectif de permettre une meilleure compréhension de ses métiers et de la façon dont sont créées les œuvres. Des productions mises en lumière chaque année lors d’une cérémonie : les Pégases du jeu vidéo.
Bienvenue à vous.  

Jean Zeid : Olivier DeRivière, Eric-Maria Couturier, avant d’évoquer vos carrières respectives et communes… vous vous souvenez de votre première rencontre ?

Olivier Derivière : Notre première rencontre, c’était une rencontre de travail au final, puisqu’à la base, ce qui c’était passé, c’est que j’avais demandé à trouver un musicien qui soit capable d’être un peu, je dirais, “détendu” sur son instrument, et on m’avait conseillé Sébastien Surel pour le violon. Donc j’ai appelé Sébastien Surel, qui m’a écouté, grandement écouté, et il m’a dit “Oui, tout à fait, je sais exactement qui il te faut !”.
Et il m’a tout de suite renvoyé vers Eric-Maria, mais je n’ai jamais pu lui poser la question, ça va être sympa… Pourquoi tu as dit oui ?

Eric-Maria Couturier : Déjà, l’attitude de Sébastien est remarquable, parce que beaucoup de musiciens auraient gardé l’affaire pour eux, mais lui, il a toujours cette distance et l’envie d’être juste, d’avoir la place de quelqu’un de juste dans le monde. C’est donc une sorte de héros.
Et, vraiment je l’admire, je ne sais pas si j’aurais fait pareil en fait.
Quelqu’un peut se mettre dans cette situation et se dire “Non, il y a un gig, je le fais, et puis s’il y a des limites, ce n’est pas grave.” Mais lui, il est allé au-delà de ses limites, il a trouvé que le potentiel de mon instrument correspondait mieux à ce que tu recherches, et donc vraiment, je voulais déjà faire honneur à sa vision.

ODR : Mais pourquoi y être allé ?

EMC : Ça a marché à fond tout de suite, déjà. Je trouve qu’on s’est bien entendus parce qu’il y a une fluidité. Ça explose en fait le système du compositeur qui arrive avec la partition, soit dans le monde de la musique contemporaine, soit dans le monde de la musique de film, où on a juste une grosse régie, un plateau, le gars est dans sa cabine et il n’y a pas de contact.
Là on est dans la même pièce, c’était dans ce studio, la pièce à côté, je ne sais plus, mais après, on s’est pris un sirop de fraise ensemble, on était heureux comme des enfants.

ODR : Pendant la conversation téléphonique, moi je me rappelle, à la base, ça a commencé là… Je te décrivais, j’étais “Alors, voilà…”, parce que je ne savais pas exactement comment décrire ce que je souhaitais, parce que je ne savais pas exactement ce que je souhaitais : ça devait venir du musicien. C’était pour Vampyr, donc, à l’époque.
Je disais “Voilà, c’est un jeu au sein duquel le personnage principal est torturé, il faudrait un violoncelle, moi je ne suis pas pour ceux qui vont utiliser le violoncelle toujours à des fins romantiques… Bien au-delà de ça, j’aimerais justement exploiter l’instrument différemment pour donner une couleur… déjà, parce que c’était un homme, une couleur masculine au violoncelle. Et je trouve que la voix du violoncelle se rapproche beaucoup de la voix d’un homme. Et en plus de ça, lorsqu’on s’en parlait au téléphone, moi, ce qui m’a vraiment surpris, et presque déstabilisé, c’est qu’à chaque fois que je disais un peu un truc “au pif”, enfin, en poussant à l’extrême, c’est souvent comme ça que je travaille… Eric disait “pas de problème”.

EMC : C’était vraiment spontané, et quand je dis “Il n’y a pas de problème”, en général… il n’y a pas de problème. Il n’y a pas de limite à laquelle l’instrument ne puisse répondre (à ce que tu veux), je crois.

ODR : Il est descendu aussi bas qu’une contrebasse ! (Rires) Je lui ai dit “Là il me faudrait une contrebasse”, il m’a dit “Attends (rires)” et puis, il est descendu, il m’a fait des growls (des rugissements), des choses qui sont dans la BO de Vampyr ! On entend parfois des “rrrr” et en fait, c’est Eric, c’est ça qui est incroyable.
Enfin, il faut savoir une chose, j’ai toujours souhaité, et ça se voit, je pense dans tous les jeux que j’ai pu faire, travailler avec des gens du plus haut niveau, voire LE plus haut niveau. Non pas parce que je pensais que ma musique le méritait mais parce que je savais que ces gens-là allaient en faire quelque chose qui, peut-être, la rendrait, je dirais, pas meilleure… mais du moins, ils se l’approprient à leur manière et, ça transformerait ce que moi j’écrirais.
Je ne me considère pas comme un grand compositeur, en fait je ne me pose même pas la question… Ce que je me dis, c’est que je veux regarder des personnes comme Eric, et je veux regarder la façon dont il va réagir sur cette musique, comment il va l’aborder, comment il va la transformer pour que lui se l’approprie et en fasse quelque chose.
Moi, c’est ce que j’aime, c’est la collaboration. Je n’ai jamais souhaité être sur le devant de la scène. Au final, c’est comme dire “Il y a un acteur et un réalisateur” : le musicien, c’est lui qui transmet la musique pour de bon, c’est l’acteur, c’est lui, qu’après, on va interviewer, c’est lui qui devrait parler, pour moi.
Ce n’est pas le compositeur, il fait son travail d’auteur, on va dire, mais après, il en perd la paternité, presque, je dirais, mais c’est personnel.

EMC : C’est marrant, ces complexes qu’ils ont (rires).

JZ : Olivier Derivière, tu a déclaré que les sessions de Vampyr avec Eric-Maria avaient quelque chose d’assez unique. En quoi étaient-elles uniques ?

 

ODR : Globalement, à l’heure actuelle, que ce soit le cinéma, la télévision et le jeu vidéo, on fonctionne tous avec ce qu’on appelle un click track, qui est en fait un métronome qui est imposé donc on va entendre “clic clic clic” tout le temps… C’est une notion de sécurité pour plein de choses, ça peut être pour de bonnes raisons, pour de mauvaises raisons, mais en tout cas, c’est majoritairement utilisé, le métronome.
Malgré tout, on peut demander à n’importe quel musicien, je dirais, professionnel… Le métronome TUE la musique. 
Ça tue la musique.
Parce qu’en fait, il tue l’expression, il tue la capacité à l’artiste de prendre le temps, de faire vivre sa note comme il l’entend, comme il le ressent, parce qu’on va lui imposer un métronome. Alors on pourrait croire que c’est ce qui se passe lorsqu’il y a un chef, mais, justement, le chef est là pour ça. Le principe de Vampyr, c’était que moi, je naviguais en eaux inconnues, totalement, puisque j’avais affaire à ce musicien qui était… étrange pour moi, parce qu’il était capable, à lui seul, et je lui ai dit plusieurs fois, d’écrire la musique seul.
Il aurait pu écrire la musique seul. Ca n’aurait pas été la même musique mais il aurait pu.
Et donc, c’est assez perturbant puisqu’on se retrouve face à quelqu’un qui est force de propositions, en fait. Et c’est là où moi, je me suis dit “bon, je vais écrire le thème, je vais écrire la plupart des choses, mais, non seulement je ne vais pas mettre de métronome parce qu’il ne va pas être capable de s’exprimer, ça va le frustrer, j’imagine. Mais en plus de ça, je vais lui dire, “Maintenant, transforme-le”. Et donc, on parlait très souvent en intention, je lui parlais un peu du jeu, ou parfois, c’était du genre “là, oui, c’est le rugissement”.
Et il se mettait dans une espèce de réflexion interne, et il touchait son instrument, et il testait des trucs, et puis, d’un coup, il y avait un son et il me regardait, et je lui disais “Mais oui, c’est ça”.

EMC : C’est le rêve pour moi. Dans ce laboratoire, dans le centre névralgique de la création, c’est extraordinaire. Donc là, en fait, c’est moi qui y suis, donc c’est cool. Par contre, je n’aurais pas pu faire la musique, j’aurais pu faire des sons tout seul, ça c’est sûr. Après, tu fais un son… bon ok.
Il faut un cadre, il faut être dirigé. Cet aspect contextuel entre le personnage qui est toubib et qui prend des vies en même temps, ça c’est hyper fort, cette tension qu’on installe et qui est de l’ordre psychologique.
Du coup, on est obligé de chercher en soi ce qui pourrait faire… Et en même temps, les énormes contraintes harmoniques, puisqu’il faut que ce soit le plus minimaliste possible, donc c’est vraiment vraiment difficile. J’ai besoin de toi, Olivier ! (Rires)

ODR : Par comparaison, par exemple, quand on va enregistrer à l’Abbey Road et qu’on a 90 musiciens qui nous attendent, on ne peut pas se permettre de leur expliquer le contexte exact. 
C’est-à-dire qu’on arrive, on décrit rapidement “Voilà le contexte de la musique”. 50% des musiciens écoutent, les autres n’écoutent pas, ils ont une partition devant eux, ils vont jouer exactement ce qui est écrit, ils vont le jouer parfaitement, ça va être incroyable… Remember Me, Assassin’s Creed, 11-11, ce sont des musiciens hors pair… mais il n’y a pas du tout l’échange que je peux avoir avec Eric ou avec un nombre réduit de musiciens, parce que, dès lors qu’on est dans l’intime, on a le temps de se parler, on a le temps de prendre le temps.
On a le temps de se dire “voilà, l’état d’esprit, c’est plutôt ci, c’est plutôt ça, de faire, d’expérimenter”.

EMC : Je crois que c’est dans Vampyr qu’il y a une espèce de monstre industriel qui suit la partie que nous avons composée et qui n’est pas métronomiquement cadrée, il n’y a pas de métronome, mais ça suit quand même… Là, j’étais vraiment bluffé, parce que ça, c’est impossible à faire, dans la vraie vie.

ODR : Oui, il y en a une qui s’appelle “Insane Family”, elle a beaucoup de succès, celle-là…

EMR : Ce qu’on n’imagine pas, c’est que, quand on joue de la musique classique, en fait, on appuie comme une brute, donc ce sont d’autres muscles qui sont utilisés. Il y a vraiment un contact très fort avec la corde, entre l’archet, la corde, l’instrument, la vibration qui est ronde, mais il faut quand même y aller. Il faut quand même donner beaucoup de soi, et souvent, les jeunes musiciens qui entrent dans des institutions, dans des orchestres, ils ont tous mal au dos au début, il faut donc trouver ses points d’équilibre, au niveau de la position.
Mais il y a l’aspect fatigue, donc, vraiment un facteur très présent dans le corps, dans les muscles, et dans les gestes, qui se répercute sur le son. Et cette lutte, cette endurance qu’on doit avoir, elle est aussi présente dans la respiration, dans le souffle, dans chaque intention qu’on donne à l’archet qui vient sur la corde de façon soit “percussée” soit longue, mais chaque muscle est sollicité, parce que les muscles ont besoin d’oxygène.
Il y a un manque d’oxygène dans la pièce, tu mettras la clim’ la prochaine fois, merci Olivier…(rires) 
Ce côté très physique, ça fait partie de la musique, aussi dans la musique classique, la musique contemporaine, et dans la musique qu’on fait, là, actuellement… On est de tout corps dans chaque note, en fait. Et je trouve que c’est bien, que ça reste organique comme ça, ce n’est pas masqué, et trafiqué, filtré.

ODR : Ça, ce processus-là, il est vivant, c’est vrai. Ça se crée sur le moment, il y a une track dans Vampyr qui s’appelle “Impromptu”, et ça c’est amusant. Je lui donne une grille et il fait un truc de fou sur son violoncelle en lisant la grille. Incroyable. 
Heureusement, j’avais le micro ouvert, j’ai donc pu enregistrer.
À la session suivante, je lui dis “Refais-le, au cas où”.
Incapable. Il était incapable de refaire…

EMC : C’était vexant…

ODR : (Rires) 

EMC : Ca l’est toujours…

ODR : C’était marrant, il cherchait, il était là “Je ne sais pas comment j’ai fait, je sais pas, je sais pas, je sais pas…”. C’est sur la soundtrack qui s’appelle “Impromptu” et ça, ce sont les moments magiques. C’est comme les moments magiques d’une photo, où le photographe à l’œil “pile” pour se dire “C’est là”. Et plus jamais on pourra capter ce moment-là, mais il l’a immortalisé.
C’est un peu ce qu’on a eu.

JZ : Ça s’entend, ça ?

ODR : C’est marrant, c’est une bonne question. Est-ce que ça s’entend ? Oui, pour deux raisons : ça s’entend parce que, premièrement, ce sont les joueurs qui le disent. Ça c’est le principal. Moi, ce sont les seuls “review” que j’attends, ce n’est pas “Ta musique est bonne ou pas”, c’est “La musique, à ce moment-là, ce qu’elle fait… C’est incroyable”.
Et ça, par exemple, pour le dernier Streets of Rage 4, il suffit d’aller voir sur les commentaires YouTube de la soundtrack, l’une des premières choses, ce sont les gens qui disent “C’est incroyable comment la musique suit l’action”.
Les joueurs reconnaissent ça. S’ils reconnaissent, ça veut dire que, et je ne vais pas dire ça, bêtement, “Il y a un public”, mais c’est-à-dire qu’il y a une réception. Il y a quelque chose qui se passe, et ce n’est pas pour le simple goût de la musique qu’ils le disent, c’est incroyable ce que ça a provoqué dans le jeu.
Et c’est ça qui m’intéresse. C’est-à-dire que, du moment où l’on dépasse le simple cadre du “La musique est jolie ou pas”… De toute façon, des gens vont l’aimer ou pas, la musique, on ne peut rien y faire. Mais si les gens disent l’efficacité de la musique est telle que, si on l’enlève, l’expérience de jeu est, on va dire, handicapée, là, quelque part, ce n’est pas que j’aurai gagné mon combat… mais en tout cas, j’aurai fait le travail qui, pour l’expérience de jeu, moi, m’importe, c’est-à-dire ne pas être juste un acteur passif des éléments, mais plutôt un acteur actif.

JZ : Eric-Maria Couturier, que te disent tes copains musiciens de l’ensemble intercontemporain de Paris, quand tu leur dis que tu as participé à des musiques de jeux vidéo ? 

EMC : Peut-être que je suis un peu provocateur, mais il n’y a même pas besoin de l’être, parce qu’en fait, je suis fier de le faire. Et j’ai tellement confiance dans les retours, que je n’ai aucune crainte, que ce soit pour les musiciens, les collègues ou les amis… Tout le monde trouve ça absolument génial. Il y a une fascination. Déjà parce qu’il y a une transformation de média, c’est magique, parce qu’on atteint d’autres générations, une génération d’ailleurs qui est beaucoup plus sensible au travail numérique. On ne peut plus mettre un son midi basique maintenant c’est fini, les gens qui font des rave ils savent qu’un million d’enceintes ça marche pas, les DJ qui sont débutants ça les fera pas triper quoi ! Donc tout le monde à une culture, on en revient à cette notion de culture, et ces mondes là, sont un petit peu loin du monde classique et, voilà, ils font plutôt rêver donc je leur dis que je suis fier !

ODR : Une fois j’ai été, pour un magazine je ne sais plus lequel, je crois qu’il s’appelle “String”, bref, donc il parlait des violons et donc la personne m’a dit, elle m’a posé la question “Est-ce que tu penses qu’en écoutant tes musiques, est-ce que les jeunes vont écouter de la musique classique ?” et là bon forcément je lui dis “Non, ça n’a aucun rapport ! Le fait qu’ils écoutent un violon comme Eric-Maria ou quoi que ce soit, ils ne vont peut-être pas écouter de la musique contemporaine tout ça. Par contre, ce qu’ils vont découvrir ou redécouvrir pour certains c’est le son de l’instrument”.
Parce que la vraie problématique qu’on a à l’heure actuelle c’est qu’on a vécu les 20 dernières années avec justement la numérisation, la digitalisation, la transformation et le fait que les orchestres aujourd’hui, tels qu’on les a connus, nous, dans notre enfance, dans les films etc … Aujourd’hui ça n’existe quasiment plus. Je ne dis pas que ça n’existe complètement plus, ces sonorités là, c’est-à-dire des sonorités naturelles. 
Et moi c’est la seule chose que j’essaie de défendre, du moins vis-à-vis de ces musiciens, là c’est que : malgré tous les effets que je peux mettre, la star c’est le musicien ou les musiciens et leur instrument dans leur aspect naturel. Et c’est le plus important pour moi. C’est-à-dire que les joueurs, quand ils vont entendre le violoncelle de Eric-Maria, ce n’est pas un violoncelle sur lequel il y a des millions d’effets de reverb et tout ça. On va entendre vraiment le frotti de son archet, on va entendre tous ces détails, toutes ces imperfections, ces aspérités qui vont faire en fait la beauté du son. Et en fait quelque part, je dirais presque les erreurs, les défauts, les défauts du son. Et c’est ce qui fait toute la beauté, et on le perd ça en fait à digitaliser, à vouloir la perfection avec les auto tunes etc … 
Si vous voulez le vrai son d’un orchestra écoutez 11-11 par exemple qui est vraiment une prise pure d’un orchestre, pure.
Alors qu’on était en train de finir Vampyr avec Eric, je rencontre David Dedeine pour Plague Tale et là il me dit “Je veux du violoncelle !”.
Et là je le regarde avec un œil “Tu peux pas me demander encore du violoncelle, j’en sors !” et comme je te l’ai dit, je n’aime pas reproduire les choses. Et bon, parce que je suis patient, je l’ai laissé parler pour essayer de comprendre ce qu’il souhaitait pour essayer de voir quelle était son intention. En fait, la grosse différence entre Vampyr et Plague Tale, dans son rôle (du violoncelle), c’est que sur Vampyr il est le soliste, c’est-à-dire qu’en gros c’est un personnage alors que dans Plague Tale il est la texture. Il est le fond en fait, il est le viscéral mais du fond alors que dans Vampyr il est le viscéral du dessus. Et moi dès que j’ai découvert ça dans la vision de David je me suis dit, “Bon, c’est génial on va pouvoir, non seulement je vais pouvoir rempiler avec Eric mais en plus on va pouvoir exploiter des nouvelles choses !”

JZ : Mais tu rempiles tout de suite, Eric, ou tu te dis comme Olivier “Non c’est bon ça va je viens de passer…”

EMC : Ah non ! Moi, il n’y a pas de souci ! (rires)

ODR : Il y a une fois, moi j’étais là, je ne sais pas si tu te rappelles parce qu’il faut savoir que moi à Plague Tale, j’écrivais à peu près 5 minutes avant qu’Eric n’arrive parce que comme j’avais …

EMC : Quand j’arrive à l’interphone… Il commence à écrire !!  (rires)

ODR : Et parfois j’écrivais même quand ils étaient là ! Et donc, parce que le creative director David Dedeine, me disait “pas de notes”… moi si tu me lâches, j’écris des notes. Et donc je me disais qu’il va falloir que j’écrive le minimum de notes, donc il me faut le minimum de temps.
Juste avant qu’Eric n’arrive, j’écrivais la musique.
Et donc une fois c’était marrant parce que, il se place, il commence à faire les premières parties et là, tu t’en rappelleras sans doute pas, mais il y a une partie que j’écris. Et comme il a l’oreille absolue, parce que, bon, c’est un musicien hors pair, il lit la partition, il me regarde et il fait “Vraiment ?”
Je crois que c’est la seule fois où il s’est dit “Ah ouais, ça y est Olivier, il y va jusqu’au bout là, c’est bon !”, je suis très content !
Ça s’appelle Reunited dans la soundtrack. C’est à la fin quand tu te bats contre Lord Nicholas et c’est le thème de l’Inquisition, qui est en fait, sur une harmonie étrangère avec que des notes comme ça, donc lui il avait entendu avant, et j’avais adoré le “Vraiment ?”. Voilà, je suis très content !

EMC : Mais c’est vrai, on va écouter un instrument. On a envie d’aller écouter un instrument. C’est, aussi, peut-être, la personne qui le joue, mais c’est principalement l’instrument. On n’irait pas écouter la même personne si elle jouait un autre instrument, enfin on se poserait la question.

JZ : D’ailleurs, en temps, en temps de travail… Sur Vampyr, c’est combien de temps, enfin ce que je veux dire, sur toute la longueur ? En “temps”, Plague Tale, c’est combien de temps ?

ODR : Pour Plague Tale à 90%, 95% des cas, c’est le seul musicien. La grande qualité que d’avoir un seul musicien pour faire une soundtrack, et de l’avoir dans sa ville, c’est qu’on peut, à l’envie, continuer, continuer, à produire des choses, à produire, à produire …
Et pour un jeu comme Plague Tale qui à la base souhaitait n’avoir que 60 minutes et a fini avec 3h30 de musique, ça a vraiment permis en fait cette flexibilité.
Parce que si on parlait d’orchestre, déjà c’est plus possible parce qu’on peut pas retourner sans arrêt voir l’orchestre, c’est des coûts gigantesques mais ensuite de manière globale, le coût n’est pas rentable, enfin… à moins qu’on s’appelle Microsoft, parce que, eux, ils le feraient… Bon, c’est quand même un beau contexte, on a des moyens, mais modestes par rapport à ces grosses productions. Et donc il faut qu’on soit inventifs, et le vrai avantage c’est d’avoir le musicien sans cesse avec soi.
Donc dès que je pouvais lui demander de venir et dès qu’il pouvait, car il faut savoir qu’il est très sollicité, le monsieur, et bien c’était parti quoi ! Donc c’est des dizaines et des dizaines de sessions au final …

JZ : Et il est comment, Olivier Derivière, pendant ces sessions ?

EMC : A bah il est à fond, il est extraordinaire, parce que là, c’est du pur live, c’est dans l’instant !

ODR : Bah il faut, non, une session type si on doit la décrire, c’est quoi ? C’est 5 minutes avant moi j’écris deux notes, Eric s’installe et je lui dis “Sol”, bon, alors il … (rires)

EMC : Ça c’est l’ambiance du jour ! (Rires)

ODR : Alors il fait “Sol”, donc il fait “Sol” pendant 3 minutes par exemple, voilà “Sol”… mais il fait “Sol” à la Eric-Maria. C’est là où, les gens peuvent ne pas comprendre. 
C’est pas un “sol” qui fait juste “sol”, c’est un “sol” qui vit, c’est un “sol” qui dit des choses, c’est un “sol” qui raconte une histoire en tant que tel. 
Alors je sais ça fait, ça fait un peu stupide de penser comme ça mais c’est vraiment vrai, c’est-à-dire (en fonction) de la qualité de l’interprête, la note ne sera pas du tout de la même teneur. 
Donc on va dire ça, puis ensuite, je vais lui dire “Voilà, maintenant j’ai écrit deux-trois harmonies, on va dire, avec deux-trois petites notes”. Et je lui dis “On va enregistrer”. 
Alors là par contre c’est avec un clic puisqu’on fait des enregistrements, sur des enregistrements, sur des enregistrements… et donc on fait sur cette base de “sol”, et je lui dis, “ Voilà l’harmonie qu’on va faire, voilà la rythmique”. 
Donc c’est une partition, très souvent c’est sur un écran, il voit, parfois il rajoute ses doigtés, et puis il commence à jouer. Et puis on fait une prise, une deuxième prise, une troisième prise et puis en fait la musique commence à se fabriquer comme ça, et en même temps qu’on la fabrique comme ça, je lui dis “Ah tiens, voilà, plutôt dans les aigus on va plutôt faire ça, ça, ça …” 
Et puis il me propose des jeux, des articulations, je lui fais “Ah oui oui ça c’est bien”. Par exemple, je ne sais pas si tu te rappelles de la séquence où, en gros, Hugo se fâche avec sa sœur et s’en va. Ça c’est une séquence, au début on entend donc cette petite mélodie, cette petite base harmonique qui fait (il fredonne la mélodie) juste ça et puis qui boucle qui boucle… Enfin bon il n’y a vraiment rien… En fait, après juste l’idée, un peu comme l’Inquisition… L’Inquisition, c’est un meilleur exemple encore ! L’Inquisition c’est quand même deux notes, juste deux. Ca fait (il fredonne) et c’est tout, et ça boucle. 
J’ai dit à Eric “Pour le jeu, comme on va être dans des systèmes de jeu où on ne saura pas à quel niveau l’Inquisition va arriver… on va enregistrer sur 8 mesures, 8, il me semble, dynamiques différentes donc pianissimo, poco piano, piano, mezzo forte, forte, fortissimo” et donc lui au début il y va il fait (il fredonne) 8 fois, puis après un peu plus fort…(il fredonne)

EMC : J’avais envie de dire que, par rapport à ce matériau qui est très exigeant, qu’est-ce que doit être ce matériau pour ne pas que ça ressemble à un autre ? En tout cas, moi j’évite justement, quand j’arrive avec l’instrument, que ça ne ressemble pas à quelque chose.  Parce que je pense qu’il peut très bien y avoir des musiciens qui s’essayent dans des styles d’impro genre des catégories “Haha, on fait un peu de jazz manouche” ou alors on fait un peu de style moyen-orient ou style oriental, pentatonique… Même quand je me suis un tout petit peu frotté à ça, la gueule d’Olivier “Non non t’arrêtes ça hein” parce que ça peut pas rentrer dans le contexte ! 
C’est trop catégorisé et c’est insupportable, ça doit rester absolument brut et pur. Et c’est à partir de ça que se construit ce matériau qui est unique parce qu’il est complètement contraint mais il est libre donc en fait, c’est l’enfer mais c’est passionnant.

JZ : C’est agréable ces sessions en tant que musicien, en tant qu’interprète… ?

EMC : Déjà, le nombre de sessions dont on a besoin ça c’est passionnant parce qu’on est dans une démarche, une véritable entreprise, une construction de quelque chose de vraiment fantastique et qui a une portée incroyable. Et souvent de l’autre côté, moi je travaille sur des projets qui sont extrêmement rapides, sur des créations en direct qui sont des premières, qui sont donc vraiment livrées à l’univers comme ça, et c’est toutes les semaines donc ça va très très vite. Donc c’est bien aussi de se poser et de travailler un matériau, et justement c’est le nombre de sessions qui favorise ce travail, ce développement de matériau je trouve.

ODR : Ce qui est très marrant c’est qu’on découvre la musique ensemble au fur et à mesure qu’on la fait. C’est-à-dire que y a pas ce contexte là pour le jeu actuel, le jeu Dying Light 2, je suis en train d’écrire. Bon, il y a quand même des petites surprises, mais je sais où je vais, je sais exactement, parce que bon, on a des contraintes de prod etc …
Là, avec Eric, ce qui est marrant c’est que, tu parles de matériau, c’est exactement ça. C’est-à-dire qu’on démarre avec une sorte de clay, je sais pas comment on dit en français, de l’argile, un amas d’argile comme ça. Et au fur et à mesure, en fait, on commence à découper. Et c’est amusant parce que, à la fin de Vampyr, je pense qu’on était vraiment, on savait exactement le contexte, on avait vraiment tous les réflexes et tout ça. Et quand on a commencé Plague Tale, on avait tout perdu ! C’est-à-dire qu’on était là “Bon, alors attends, qu’est-ce qu’on fait ? Oui, alors on va faire ça…”
Ce n’était plus du tout le même contexte et il a fallu réapprivoiser en fait, l’instrument, pour en faire autre chose que ce qu’on en avait fait sur Vampyr, et ça prend du temps.

JZ : Olivier Derivière, on parle souvent de la création d’un jeu vidéo comme un acte collectif. Comment te sens-tu, toi, en tant qu’auteur, là-dedans ?

ODR : Je pense qu’il faut faire très attention parce que c’est l’industrie du jeu vidéo, on va en parler comme ça. C’est une industrie de company, enfin d’entreprises.
Le monde de la musique, je ne sais pas si ce sont des entreprises. Enfin, on peut le considérer, peut-être qu’il y a des institutions qui fonctionnent comme les entreprises, mais ça veut dire que c’est beaucoup un rapport d’employés et d’employeurs, dans le jeu vidéo. On va dire c’est “un jeu Ubisoft” ou c’est “un jeu Electronic Arts” ou c’est un jeu… alors, maintenant on commence un peu à dire alors “Bungie” par exemple qui maintenant est complètement indépendant, “Naughty Dog” bien entendu etc … et il n’y en a pas qu’un, il y en a plein, on commence à parler.
Mais on parle d’un nom de studio aujourd’hui, on parle très peu de ceux qui sont derrière. Alors moi je trouve que c’est une très bonne chose, d’un côté, parce que ça empêche le star system.
Alors il est bien marrant le mec qui dit ça alors qu’il est en train d’en parler au micro ! (rires) Mais voilà, le star system, c’est quelque chose que je trouve très bon d’éviter pour le jeu vidéo. Maintenant, c’est aussi un avantage pour ces entreprises, de masquer les vrais talents et de faire en sorte que ces talents là ne puissent pas, je vais dire, jouir, ça peut être financier, mais ça peut être d’une manière plus, je dirais, de reconnaissance et ça c’est dommage.
Nous, pour la musique c’est ça qui est assez incroyable, la musique a toujours eu valeur d’exception. Kenji Kondo, on connaît, on sait qui il est. Et puis il en est vrai pour tellement de jeux vidéo, où la musique on en parle. On parle de la musique, alors peut-être pas pour savoir qui est le compositeur… Mais on va parler de la musique, on va aller la chercher, on va aller l’écouter. Et elle a toujours eu ce rapport là aux gens parce que je pense qu’elle peut s’extraire de ce support, elle peut s’écouter ailleurs.
Par contre, là où je suis extrêmement, extrêmement reconnaissant, c’est que dans le jeu vidéo, on nous permet de faire encore de la musique comme on veut. Et ça, c’est exceptionnel !
Ça c’est ce que les gens ne réalisent pas. C’est pour ça que des gens comme Eric-Maria, on peut les inviter à participer à du jeu vidéo, parce que jamais, ou du moins très peu, dans le cinéma, on aurait permis ça, sur des blockbuster j’entends, c’est impossible.
Remember Me, jamais de la vie on ne me permet d’aller enregistrer Londres et après de faire n’importe quoi avec des effets, jamais ! A Hollywood, ils ne le permettraient pas.

JZ : Quand vous étiez sur la scène des Pégases, tous les deux d’ailleurs… Vous étiez un émus ?

EMC : C’est encore une histoire de référence et de culture… Moi, je n’ai pas du tout leur… Je ne captais rien à ce qu’ils disaient en fait ! C’est un peu comme aller acheter des câbles à Pigalle et le mec, il parle un langage informatique ou je sais pas quoi…  
Bref, j’étais là “Ah ouais je comprends rien, c’est cool. Ça va ? Ouais très bien” (rires)
J’étais impressionné, oui, carrément ! Et puis, on est fiers de toutes ces remises là, avec les présentateurs, la salle, dans ce très joli théâtre en plus, au cœur de Paris, c’était un peu un rêve, franchement c’était cool !

ODR : Moi je suis très honoré et je suis très reconnaissant du fait que déjà Plague Tale ait été comme ça, je dirais assommé par autant de prix. 
Mais aussi, c’est l’occasion de montrer les gens qui sont derrière, de montrer… 
Moi, ma tête on la voit un peu partout, quand je dis ça c’est parce que je cumule les jeux, donc à chaque fois il faut interviewer le compositeur, c’est toujours un peu différent. Et j’ai plus trop envie qu’on voit ma tête, encore une fois c’est super cette interview, au moins on la voit pas, c’est moi qui parle ! 
J’aimerais l’extension, j’aimerais l’expansion de la musique de jeu vidéo en France. Alors il y a des compositeurs qui sont super bons en France et qui mériteraient d’avoir autant de reconnaissance que la plupart de nos collègues étrangers… Donc voilà, j’espère déjà, et c’est pour ça que travailler avec Eric, c’est-à-dire un musicien français, c’était quelque chose d’important pour moi aussi. 
J’aimerais beaucoup qu’on découvre des nouvelles têtes, des nouveaux noms, que ça se fabrique, qu’il y ait une émulation entre nous tous ! Que ce ne soit pas, comme disait Eric-Maria, “la clique de ceux que l’on sait, qui sont toujours là”. 
Il s’agirait, du moins, j’espère, que l’Académie fasse ce travail là. Et nous, on continue notre chemin, à faire de la musique un peu folle, pour le plaisir des joueurs et des joueuses.

JZ : Merci à Eric-Maria Couturier et Olivier Derivière, ainsi qu’à Asobo Studio, Dont Nod, Focus Home Interactive, SEGA et Bandai Namco. Les Conversations des Pégases est un podcast de l’Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo.

Production et réalisation : Marcel Atelier, avec la participation de Vanessa Kaplan.

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Le mois prochain, RV avec Jehanne Rousseau, cofondatrice et dirigeante du studio Spiders.